“Le présent nous étouffe et déchire les identités. C'est pourquoi je ne trouverai mon moi véritable que demain, lorsque je pourrai dire et écrire autre chose. L'identité n'est pas un héritage, mais une création. Elle nous crée, et nous la créons constamment. J'essaie d'élever l'espoir comme on élève un enfant. Pour être ce que je veux, et non ce que l'on veut que je sois.”
Mahmoud Darwich
Il existe des mondes parallèles, tout près de chez nous, comme des poches gorgées de particules encombrantes, sans cesse irriguées par un trop plein d’incompréhension. Des kystes urbains perçus aujourd’hui comme des prisons à ciel ouvert, des ghettos. C’est là que mes parents vivent, c‘est là, entre autres, que j’ai grandi…
Le parcours de mon père ressemble à une épopée dont je ne pourrai jamais me lasser. À travers mes yeux d’enfant, il reste un héros qui a traversé de nombreuses épreuves épiques qui ont marqué l’histoire de notre famille. À son échelle, et pour m’amuser un peu, j’aime le comparer à ces demi-dieux de l’antiquité gréco-romaine comme Hercule, Achille ou Persée. Quelquefois pour me moquer de lui et le faire rire, je lui joue son clown, je mime un géant, un peu maladroit, qui porte des montagnes, allume le soleil ou boit les océans ; et au fond de moi je me dis : Qu’est-ce qu’il restera de sa mémoire ? Sa langue, sa poésie, ses proverbes, sa dinguerie ? Pas seulement pour lui, mais pour tous ceux qui lui ressemblent, et qui portent avec eux tout l’imaginaire de la culture ouvrière du vingtième siècle. Lorsque nous sommes arrivés dans ces quartiers en 1987, on venait de la campagne, isolés de tout. L’hiver était particulièrement redouté avec le froid, la baisse de lumière, l’humidité, l’isolement, sans moyens de transport Nous vivions dans une petite maison d’ouvriers, à côté de la mine de ciment où travaillait mon père. On ne connaissait pas la ville et comme le personnage de Louise Wimmer, dans le film de Cyril Mennegun, l’arrivée dans ces cités a été vécue par toute la famille comme une véritable délivrance. Enfin on se sentait en sécurité, on était au chaud toute l’année, on pouvait faire les courses tous les jours, aller chez le médecin, le pharmacien. Nous y avons vécu plusieurs années sans problèmes, avec même un sentiment de légèreté. Mais au fur et à mesure, le chômage a fini par gangréner ces quartiers et 28 ans plus tard, les choses ont terriblement changé. Tous ceux qui ont eu la possibilité de partir l’ont fait ; peu à peu un glissement de population s’est opéré. Aujourd’hui, il y a des familles très heureuses qui s’en sortent très bien, d’autres doivent se battre au quotidien pour survivre. Enfin, certains ont fait le choix de se murer dans une quête identitaire et spirituelle en se coupant du monde. C’est à partir de cette histoire, mon histoire, que j’invente mon théâtre, en immersion dans ces contes et légendes des temps modernes.
Nasser Djemaï