THÉÂTRE DU BLOG - 2020

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Héritiers, texte et mise en scène de Nasser Djemaï

Depuis sa première création, Une Etoile pour Noël (2004) l’auteur a exploré les aventures singulières mais très partagées, de sa famille ouvrière venue d’Algérie. Et il n’a cessé depuis de creuser, dans chaque pièce, les paradoxes de cette identité : «fils d’immigré ». Avec Héritiers, peinture  d’une famille bourgeoise française un peu déglinguée, fait-il vraiment un pas de côté ? Pas si sûr. Une Etoile pour Noël justement le mettait déjà en situation de fils quasi-adoptif d’une famille française qui lui apprenait les bonnes manières et à aimer le thé Earl Grey. A-t-il eu envie de passer derrière le rideau des apparences ? Ou peut-être de montrer que l’ancienneté de la souche ne protège ni de la pauvreté, ni de la folie.

Héritiers se présente d’abord comme une fable naturaliste sur une maison de famille, véritable personnage central. Dans ce décor de murs aux vieux papiers peints, de fauteuils en peluche et de double-rideaux en velours, vit un jeune couple de néo-ruraux, avec une belle-mère qui perd doucement la tête et  une grand-tante qui chasse et fraie avec les puissances de la Nature.  Cernée par la forêt et le silence, la vieille bâtisse grince et prend l’eau. Il faut trouver de l’argent pour les travaux, ou alors vendre. Le gardien âgé, mi-factotum mi-chevalier servant de la vieille dame, incarne l’esprit du lieu. La jeune femme essaye, elle, de faire tenir debout ce rêve d’une vie familiale, en jonglant avec les dettes.  Son frère Jimmy, à moitié cinglé, joue sa vie en direct comme devant une caméra.

Peu à peu, tout se déglingue, et du naturalisme on passe au grotesque avec les scènes déjantées de l’apprenti-réalisateur puis doucement,  au fantastique : le fantôme de l’ancien propriétaire traverse les murs et la tante débloque. L’élastique du supportable est tendu au maximum. Tout le monde devient dingue. On sent que Nasser Djemaï a voulu faire de Jimmy le personnage principal, figure du refus d’un réel bassement matérialiste. Il en a donc fait un artiste, pierre angulaire de l’enfance qui résiste à tous les accommodements. Mais il grossit le trait jusqu’à le rendre peu crédible… Jimmy n’est donc pas le personnage le plus touchant du conte. La jeune mère de famille, qui ment et se ment en permanence pour maintenir à flot le projet utopique de trois générations vivant dans la maison de famille, est plus touchante de vérité. Et quand elle parle avec le gardien sur l’avenir de ce petit paradis au bord du lac, passe alors le souffle de La Cerisaie d’Anton Tchekhov.

La maison engloutira ses habitants  comme les fantaisies infantiles de Jimmy. L’addition des rêves individuels de chacun, des obsessions de réussite, et de l’envie de mourir là où on a toujours vécu, condamne plus sûrement cette famille à l’effondrement. La demeure bourgeoise et vieillotte finit par tomber en loques, métaphore d’une époque qui croyait aux services de table en porcelaine de Limoges et aux cheminées en marbre. L’auteur met a nu et en direct le trompe-l’œil d’une situation sociale mitée. 

 Les comédiens sont excellents dont Coco Felgeirolles qu’on a toujours plaisir à retrouver sur scène. Nasser Djemaï a peut-être voulu trop jouer avec les codes du théâtre dans une orgie d’effets de surprise mais, en s’en prenant à la famille, il ne risquait pas d’en dire trop : là, se trouve le nid de toute folie et de toute sauvagerie…

 Marie-Agnès Sevestre